Banque-Notes Express du 17 novembre 2020
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Finance numérique, euro numérique :
Commission européenne et Banque centrale européenne versus stablecoins
Blanche Sousi
Professeur émérite de l’Université Lyon 3
Chaire Jean Monnet ad personam de droit bancaire et monétaire européen
et son équipe
Il y a quelques années, un fonctionnaire en poste à la Commission européenne était venu à la rencontre de mes étudiants pour leur parler des paiements dans l’Union européenne (UE). A un moment donné, il a sorti de sa poche son téléphone mobile (son GSM comme on dit à Bruxelles) et nous le montrant, il a dit joyeusement, sachant qu’il allait nous étonner : « bientôt nous pourrons tous payer avec ce simple appareil ! ». Des murmures, dubitatifs ou amusés, ont traversé l’amphi…
Depuis, ce qui était fiction est devenu réalité, banalité même car les évolutions technologiques ont ouvert d’autres horizons dans les services financiers, en particulier en matière de paiements. Or, certains systèmes hors contrôle sont apparus depuis quelques années, mettant en risques les usagers (particuliers ou entreprises) qui seraient tentés d’y recourir.
En effet, à côté des acteurs traditionnels (établissements de crédit, établissements de monnaie électronique, établissements de paiement, intermédiaires en opérations de banque et services de paiement, notamment) soumis à une règlementation européenne stricte assurant la sécurité des opérations, de nouveaux acteurs ou systèmes informatiques cryptés à l’échelle mondiale (via des chaînes de blocs ou blockchain) sont désormais en mesure d’offrir, non plus seulement de simples crypto-actifs (terme approprié pour monnaies virtuelles) comme le bitcoin, dont la volatilité avérée est dangereuse, mais des crypto-actifs dont la valeur est liée à celle de monnaies bien réelles (dollar, yen, euro etc.) ou de matières premières. Ils sont donc supposés plus stables : c’est pourquoi pour les désigner, on parle de stablecoins (jetons de paiement en français), comme par exemple, le projet Libra annoncé par le Groupe Facebook en juin 2019 (non encore lancé).
Pour les acteurs traditionnels soumis, eux, à une règlementation et un contrôle exigeants, il y a là le risque d’une concurrence inacceptable car contraire au level playing field, principe fondamental selon lequel « mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles ».
De plus, de telles solutions de paiements, non réglementées ni contrôlées, sont des menaces non seulement pour la sécurité des paiements mais aussi pour la stabilité financière, l’intégrité des marchés, la politique monétaire des Banques centrales et la souveraineté monétaire.
Bref face à ces risques, les autorités européennes devaient réagir. C’est ce qu’elles font. De Bruxelles à Francfort, l’offensive est à l’œuvre. Explications.
A Bruxelles, la Commission européenne vient d’adopter un ensemble de mesures sur la finance numérique dans l’UE.
« L’avenir de la finance est numérique » comme Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne, l’a déclaré lors de la présentation de ces mesures, le 24 septembre dernier, ; voir en français le Communiqué de presse. Cet ensemble (Digital package), aussi dense que volumineux, comprend six éléments :
– deux communications dans lesquelles la Commission expose sa stratégie sur la finance numérique dans l’UE : l’une est générale (voir en français), l’autre est spécifique aux paiements de détail, c’est-à-dire ceux des particuliers et des entreprises (voir en français) ;
– trois propositions de règlement concernant, respectivement, les crypto-actifs (bitcoin, ethereum, libra, etc.) dénommé MiCA (Regulation on Markets in Crypto Assets), les infrastructures de marché, et la résilience opérationnelle numérique dénommé DORA (Digital Operational Resilience Act) ;
– une proposition de directive modifiant d’autres directives, notamment la 2ème directive sur les services de paiement (DSP2).
Ces éléments se complètent et forment un ensemble cohérent qui est le fruit d’un travail considérable mené, depuis plusieurs mois (voire plusieurs années), par les services de la Commission, en concertation avec le Parlement européen, les organismes représentatifs du secteur et, plus largement, les citoyens et les entreprises par voie de consultations publiques.
Il n’est pas possible d’en faire ici un décryptage complet. Pour cela, on trouvera sur le site de la Commission, à la page Questions-réponses, les explications claires et détaillées, en français, de chacun des textes proposés (règlements et directive) et qui seront soumis et débattus au Parlement européen et au Conseil pour adoption.
En revanche, pour une compréhension rapide de cet ensemble de mesures, quelques points forts, parmi d’autres, nous paraissent résumer les principales préoccupations de la Commission, notamment en matière de paiements de détail. Les voici brièvement :
1 – Renforcer encore la sécurité des moyens actuels de paiements numériques en ligne ou en face à face (cartes, virements, prélèvements SEPA, paiements sans contact, etc.), leur efficacité et leur rapidité d’exécution avec l’objectif de parvenir à un système de paiement instantané à l’échelle européenne. A cet égard, la Commission rappelle qu’en juillet 2020, un groupe de 16 banques européennes a lancé l’initiative européenne pour les paiements (European Payment Initiative ou EPI), en vue d’offrir une solution de paiement paneuropéenne d’ici à 2022. « Une initiative de bon augure » écrit-elle, « cela correspondant parfaitement à l’objectif que nous poursuivons » et elle indique le lien vers cette initiative : voir.
2 – Assurer une égale concurrence entre les prestataires de paiement.
Il s’agit ici de réagir à la menace d’une inacceptable distorsion de concurrence que nous avons évoquée plus haut, et donc de rétablir un level playing field : c’est ainsi que, parmi de nombreuses autres dispositions, la proposition de règlement sur les crypto-actifs prévoit, notamment, pour les émetteurs et fournisseurs de jetons de paiement (stablecoins) une réglementation et un contrôle comparables à ce qui existe pour les acteurs traditionnels des services de paiements. Obligation d’avoir un agrément délivré, sous certaines conditions, par l’autorité compétente de l’Etat membre de l’Union européenne où ils sont physiquement établis, exercice de l’activité dans le respect d’exigences en matière de risques etc., et cela sous le contrôle de l’autorité nationale compétente mais aussi, dans certains cas, sous le contrôle de l’Autorité bancaire européenne (dont on rappelle, au passage, qu’elle a été transférée de Londres à Paris, en raison (grâce !) au Brexit).
On souligne que, conformément aux règles européennes instaurant le marché unique des services financiers, l’obtention de l’agrément permettra à ces émetteurs et fournisseurs de jetons de paiement d’exercer leur activité dans tous les Etats membres de l’UE : ils disposeront donc, du passeport européen. « Mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles ».
Quel sera l’avenir de ces stablecoins, ainsi mis sous le contrôle des autorités européennes, alors qu’ils ont été conçus pour être hors d’un tel contrôle ? A suivre.
En tout état de cause, pour la Commission quelles que soient les évolutions technologiques des moyens de paiement en ligne ou en face à face, il faut maintenir la disponibilité et l’acceptation des pièces et des billets. Dans sa communication sur les paiements de détail, elle affirme cette nécessité.
3 – Maintenir la disponibilité et l’acceptation des pièces et des billets.
L’impulsion que la Commission européenne entend expressément donner au numérique pourrait laisser craindre qu’elle prône la disparition des paiements en espèces : il n’en est rien, au contraire, fort heureusement pour tous ceux qui n’ont pas accès aux techniques informatiques ou qui n’ont pas de compte en banque. La Commission rappelle que dans la zone euro, les pièces et les billets en euro émis par la Banque centrale européenne ont, seuls, cours légal, c’est-à-dire que, sauf limitation légale, le créancier ne peut pas les refuser en paiement. Elle veillera à ce qu’il en soit bien ainsi, et veillera corrélativement à ce que les espèces soient suffisamment disponibles (dans les Etats membres de l’UE, couverture suffisante en distributeurs automatiques notamment).
En revanche, elle soutient la Banque centrale européenne (BCE) dans son projet d’émettre, en plus des pièces et des billets, un euro numérique qui, elle le souligne, viendra en complément de sa proposition de réglementer les stablecoins (jetons de paiement).
C’est qu’en effet, à Francfort, l’idée d’émettre un euro numérique fait son chemin. Quelques précisions.
Dans le numéro de Banque notes express du 27 février 2020, nous avons indiqué que le projet d’un euro digital (numérique comme on le dit maintenant en bon français) était, depuis déjà un certain temps à l’étude à la BCE, lorsqu’en novembre 2019, Christine Lagarde a pris ses fonctions de présidente. Dès son 1er dialogue avec la commission économique et monétaire du Parlement européen, elle avait exprimé son intérêt pour le sujet mais en précisant qu’il méritait « une analyse plus approfondie » ; il nous paraissait évident, comme à d’autres observateurs, que son arrivée à la tête de l’institution allait donner un élan à ce projet. Nous y sommes.
Le 2 octobre 2020, elle saisit l’occasion de la publication du rapport sur un euro numérique (Report on a digital euro), établi par un groupe de travail de l’Eurosystème (la BCE et les 19 BCNs de la zone euro), pour déclarer : « L’euro appartient aux Européens et notre mission est d’en être le gardien. Les Européens se tournent de plus en plus vers le numérique dans leurs modes de consommation, d’épargne et d’investissement. Notre rôle consiste à préserver la confiance dans la monnaie. Cela suppose de veiller à ce que l’euro soit adapté à l’ère numérique. Nous devons nous tenir prêts à émettre un euro numérique si cela s’avère nécessaire. » Voir le Communiqué de presse et le portail consacré à l’euro numérique sur le site de la BCE.
Le ton est donné. La presse, même généraliste, relaye l’information. Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE et président du groupe de travail ayant établi ce rapport, est auditionné par la commission économique et monétaire du Parlement européen le 12 octobre.
Il indique que, le jour même, une consultation publique est lancée par la BCE qui demande ni plus ni moins aux européens, simples citoyens ou entreprises, leur avis sur le projet d’un euro numérique.
La consultation est ouverte jusqu’au 12 janvier 2021 et chacun peut y participer. Les questions sont simples, peu nombreuses et de larges places sont prévues pour ajouter un commentaire.
Venant de cette institution, une telle opération peut surprendre d’autant plus que Christine Lagarde s’y implique personnellement : le 1er novembre, elle explique par un tweet accompagné d’une courte vidéo, les raisons de cette consultation et termine son propos par ces mots : « je souhaite connaître votre opinion sur ce sujet ». Etonnant non ? Je n’ai pas souvenir qu’un précédent président de la BCE se soit ainsi adressé directement à nous pour nous demander notre avis.
La consultation s’adresse donc bien aux citoyens et aux entreprises : il s’agit de cerner leurs besoins, leurs attentes et leurs craintes. Cela prouve que l’idée d’émettre un euro numérique non seulement pour les opérations de gros (ce qui semble acquis), mais également pour les opérations de détail, avance plus vite qu’on pouvait le croire il y a quelques mois encore (voir pour plus de précisions Banque-notes Express du 27 février 2020).
On a signalé plus haut que la Commission européenne soutient les travaux menés autour de ce projet par la BCE et les banques centrales nationales (BCNs), notamment la Banque de France qui procède actuellement à des expérimentations.
Mais pourquoi l’idée de proposer un euro numérique pour les paiements de détail fait-elle ainsi son chemin plus vite que prévu ? La réponse est sans doute dans l’objectif toujours affirmé par la BCE et les BCNs : « l’objectif n’est pas que cet euro numérique remplace les pièces et les billets, mais de proposer une alternative, une monnaie numérique publique, émise et garantie par une banque centrale, permettant d’offrir au public un choix et d’accompagner l’évolution des comportements en matière de paiement ». On ne peut mieux dire.
De même qu’avec son paquet de mesures sur la finance numérique, la Commission européenne réagit aux risques que pourraient créer les crypto-actifs, en particulier les stablecoins, pour la sécurité de paiements, l’intégrité des marchés et une saine concurrence, la BCE réagit aux risques qu’ils pourraient créer pour la stabilité du système financier, sa politique et sa souveraineté monétaires. Pour en savoir beaucoup plus, voir les explications très claires de Christian Pfister, Bulletin de la Banque de France, 230/1, juillet-août 2020.
Un chantier complexe mais dont l’enjeu est considérable car il concerne notre monnaie et nos paiements, ce fluide vital de l’économie européenne comme l’écrit la Commission dans sa stratégie en matière de paiements de détail pour l’UE.
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