Après l’arrêt de la Cour constitutionnelle d’Allemagne : vers une plus grande intégration économique de la zone euro ?

Banque-notes Express du 25 mai 2020
Cette lettre est libre de droits. 
Vous pouvez la partager ou la relayer à votre convenance.

 

Après l'arrêt de la Cour constitutionnelle d'Allemagne :
vers une plus grande intégration économique de la zone euro ?

Blanche Sousi
Professeur émérite de l'Université Lyon 3
Chaire Jean Monnet (ad personam) de droit bancaire et monétaire européen

et son équipe

Cette question sonne comme un paradoxe…. pourtant l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle d’Allemagne le 5 mai 2020 aura, peut-être, pour conséquence de renforcer l’intégration de la zone euro. Nous le saurons dans les prochains jours : voici pourquoi.

« Le 18 mai 2020, une date historique pour l’Union européenne », « un tabou est tombé », « un pas décisif vers une plus grande solidarité budgétaire européenne » : ce sont quelques-unes des nombreuses réactions suscitées par l'initiative franco-allemande pour la relance européenne. Elles expriment le soulagement de tous ceux qui déploraient la réticence, voire l’opposition, de certains Etats membres de l’Union européenne (dont l’Allemagne) à s’engager solidairement pour soutenir d’autres Etats de l’UE particulièrement touchés par la crise économique conséquence de la crise sanitaire.

En effet, dans cette déclaration commune, Emmanuel Macron et Angela Merkel proposent que la Commission européenne soit autorisée à emprunter sur les marchés financiers au nom de l’UE, 500 milliards d’euros qui seraient reversés sous forme de subventions (et non de prêts remboursables), aux secteurs et régions de l’UE les plus fragilisés par cette crise.

Il y a là un revirement spectaculaire de la position de la Chancelière allemande, revirement qui n’a cependant pas vraiment surpris les observateurs attentifs de l’actualité européenne : quelques jours auparavant, précisément le 13 mai lors d’un discours au Bundestag, Angela Merkel avait affirmé la nécessité de renforcer l’intégration économique de la zone euro, et laissé entendre qu’elle allait se ranger à l’idée d’une forme de mutualisation de la dette européenne, se ralliant ainsi à la position défendue avec ténacité par le président français.

Quel a été l’élément déclencheur de ce retournement ? Certainement l’arrêt rendu le 5 mai dernier par la Cour de Karlsruhe, c’est-à-dire la Cour constitutionnelle d’Allemagne (ci-après le BVerfG) qui a joué comme un véritable électrochoc (voir l’arrêt, en anglais ou en allemand).

Explication…. le plus simplement possible dans cette matière complexe mais qui nous concerne tous car il s’agit de l’avenir de l’Union européenne, en particulier de l’Union monétaire.

Pour comprendre, il faut avoir en toile de fond les points de repère suivants.

D’abord sur la politique monétaire qu’on peut définir, très généralement, comme celle qui agit sur l’offre de monnaie.
La politique monétaire des Etats membres de la zone euro (19 à ce jour) relève de l’échelon européen depuis la création de l’euro en 1999 : elle est décidée et menée par un système fédéral, le système européen de banques centrales (SEBC), composé de la Banque centrale européenne (BCE) et des banques centrales nationales (BCNs) des 19 Etats. Il s’agit d’une compétence exclusive prévue par l’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), c’est-à-dire que ces Etats ne peuvent pas prétendre la partager.

L’indépendance de la BCE (et des 19 BCNs) est un principe fondamental (article 130 TFUE). On souligne que l’Allemagne en avait fait une condition pour accepter le transfert de sa souveraineté monétaire à l’échelon européen en 1999.
Cette indépendance ne signifie pas que la BCE peut faire n’importe quoi : au contraire, selon l’article 127 paragraphe 1 TFUE, dans l’exercice de sa compétence monétaire, elle doit poursuivre l’objectif principal de « maintenir la stabilité des prix ».
C’est, en quelque sorte, son étoile polaire qu’elle ne doit jamais perdre de vue, même lorsqu’elle apporte « son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne (TUE ) ».

Comme toute institution de l’UE, la BCE doit exercer sa compétence dans le respect du principe de proportionnalité (article 5 TUE), c’est-à-dire que ses décisions ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif.

Mais tout cela se fait sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne  (CJUE), et elle seule. On rappelle que cette Cour (basée à Luxembourg) a compétence pour statuer sur les questions (dites préjudicielles) qui peuvent lui être posées par telle ou telle juridiction nationale sur l’interprétation des traités, ainsi que sur l’interprétation et la validité des actes pris par les institutions de l’UE (article 267 TFUE). Ses arrêts s’imposent à la juridiction qui l’a saisie et à toutes les juridictions nationales de l’Union européenne.

Dernier repère en toile de fond : la politique budgétaire, qu’on peut définir très généralement, comme celle qui est menée par un Etat au moyen de son budget (ses recettes et ses dépenses).
Les Etats membres de la zone euro n’ont pas transféré leur souveraineté budgétaire à l’échelon européen. La politique budgétaire reste donc nationale pour chacun des 27 Etats membres de l’UE, même si la convergence de ces 27 politiques budgétaires est prévue par le pacte de stabilité et de croissance (voir Banque-notes express du 8 mai 2020). Dans la zone euro, cette situation est indiscutablement bancale mais, au regret de nombreux pères de l’euro, il n’avait pas été possible politiquement de réunir un consensus pour transférer la politique budgétaire des Etats à l’échelon européen en même temps que leur politique monétaire (les allemands très attachés à leur autonomie budgétaire étaient, évidemment, parmi ceux qui s’opposaient à un tel transfert).

C’est dans ce décor qu’il faut replacer l’arrêt du 5 mai dernier. Ce jour-là, le BVerfG s’est arrogé, ni plus ni moins, le pouvoir de contester un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui, le 11 décembre 2018 (arrêt Weiss), avait validé une décision de la BCE (de 2015) concernant le programme d’achats d’obligations émises par les Etats membres de la zone euro.

Or, ledit arrêt Weiss de 2018 avait été rendu par la CJUE en réponse aux questions préjudicielles que lui avait posées le BVerfG (saisi lui-même par des plaintes de citoyens allemands), et par lesquelles il l’interrogeait sur la validité de cette décision de la BCE au regard, notamment, du principe de proportionnalité. La CJUE ayant répondu que la décision de la BCE était valide, le BVerfG devait s’incliner et rendre un arrêt en ce sens.

Il n’en a rien été !
Au contraire, par leur arrêt du 5 mai 2020, les juges allemands reprochent à la CJUE de ne pas avoir suffisamment justifié, dans son arrêt de 2018, en quoi le programme en cause de la BCE respectait cette proportionnalité. De plus, ils demandent que, dans les trois mois, la BCE explique clairement les raisons pour lesquelles son programme n’était pas disproportionné par rapport aux conséquences économiques qu’il pouvait avoir (les juges estimant qu’il pouvait nuire aux épargnants, aux systèmes de retraite, au prix de l’immobilier etc…).

Ce faisant, ils ont violé deux principes fondamentaux du droit de l’Union européenne : l’autorité absolue des arrêts de la CJUE et l’indépendance de la BCE.

Répliques immédiates des autorités européennes pour rappeler fermement ces principes : la Commission (qui évoque même une possible procédure d’infraction contre l’Allemagne), le Conseil européen, la BCE, et bien entendu la CJUE dont on lira le communiqué bref et sans appel.

A ce stade de notre explication, deux remarques s’imposent :
– en osant lancer officiellement cette fronde, qui grondait depuis longtemps dans une partie de l’opinion publique allemande, le BVerfG siffle, d’une certaine façon, la fin d’un jeu qu’il estime dangereux pour l’avenir de l’Union monétaire et donc de l’euro, car contraire à l’équilibre prévu dans les traités entre politique monétaire européenne et politiques budgétaires nationales ;

–  en soutenant les économies des Etats membres par des achats massifs de titres sur les marchés et « quoi qu’il en coûte » (selon l’expression devenue célèbre de Mario Draghi, l’ancien président de la BCE), la BCE fait tout ce qu’elle peut dans la limite de son mandat (et bien sûr sans financer directement les Etats, son indépendance l’exige :  elle n’achète pas les titres à leur émission, mais seulement lorsqu’ils sont revendus sur le marché dit « secondaire »). Elle mène, depuis la crise de 2008-2010, cette politique monétaire dite « accommodante » parce que, en l’absence d’une politique budgétaire européenne, les politiques budgétaires nationales ne sont pas coordonnées comme elles devraient l’être (voir sur cette politique accommodante, Banque-notes express du 12 mars 2015).

Quoi qu’il en soit, l’arrêt des juges allemands du 5 mai dernier a mis Angela Merkel dans une situation très difficile face à la BCE, la CJUE, et le BVerfG.
Mais avec le sens politique qu’on lui connaît, elle a choisi la cause de l’euro et annoncé le 13 mai, dans son discours au Bundestag (évoqué plus haut), qu’il fallait aller vers « plus d’intégration économique de la zone euro » permettant une solidarité financière envers les Etats membres les plus fragilisés et qui ne peuvent pas se financer sur les marchés (ou à des taux trop élevés).

Si ces Etats peuvent être soutenus, d’une façon ou d’une autre, par une solidarité financière au sein de l’Union européenne, la BCE ne sera plus contrainte de le faire en lançant des programmes d’achats massifs de leurs titres sur les marchés, et la proportionnalité de ses programmes ne sera plus sous les feux des contrôles et des critiques. Cela fait longtemps que la BCE demande aux Etats de prendre ainsi leur responsabilité. Sa présidente, Christine Lagarde, n’a pas manqué récemment de le redire.

Paradoxalement, l’arrêt rendu le 5 mai dernier par le BVerfG va peut-être conduire à lui donner satisfaction. Peut-être….
Car s’il est vrai que le 18 mai, Angela Merkel a admis au côté d’Emmanuel Macron l’idée d’une forme de mutualisation de la dette européenne, il reste à convaincre les 25 autres Etats. Plusieurs ont déjà réagi avec scepticisme ou réserves, ce qui n’est pas une surprise.

En effet, la Commission européenne avait déjà préparé un plan de relance économique mais elle se heurtait à l’opposition ou l’hésitation de plusieurs Etats (dont l’Allemagne) à toute solidarité financière. Nul doute que l’initiative franco-allemande peut changer la donne. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, vient, d'annoncer dans une  Déclaration que le 27 mai, elle présentera au Conseil européen (les chefs d’Etat et de gouvernement) sa proposition modifiée. 

Le Conseil européen va-t-il se montrer vraiment européen ? Réponse dans les prochains jours…

P.S. : dès que l’arrêt du BVerfG a été rendu public, de nombreux commentateurs ont fait remarquer qu’il venait au pire moment, car en pleine crise économique que les responsables européens essayaient de résoudre. Il est finalement peut-être venu au bon moment.