La monnaie digitale de banque centrale : un pas de plus vers la disparition du cash ?

La monnaie digitale de banque centrale :
un pas de plus vers la disparition du cash ?

Il y a quelques mois dans le TGV qui me ramenait de Bruxelles, j’étais placée dans un carré que je partageais avec trois jeunes gens polis et très calmes : chacun avait ouvert sa liseuse et semblait absorbé par la lecture d’un ouvrage numérisé. A un moment, j’ai pris le livre que j’avais glissé dans mon sac de voyage avant de partir et lorsque je l’ai ouvert, le jeune homme qui était assis en face de moi a levé la tête et m’a dit en souriant: « Oh, comme c’est glamour ! ». Aimable façon de me dire que j’étais d’un autre âge ? Ou regret de ne pas avoir, lui aussi, ce privilège de tenir un vrai livre ? Un peu des deux sans doute.

Cette histoire, vraie, me fait aujourd’hui penser à nos billets et pièces en euro qu’on appelle communément le cash ou les espèces, et dont la disparition est régulièrement annoncée à chaque évolution technologique des moyens de paiement : carte bancaire, monnaie électronique, virement électronique, paiement sans contact, ….

Les billets et pièces en euro n’ont évidemment pas pour autant disparu (même s’il est vrai qu’ils sont moins utilisés qu’auparavant). Ils constituent ce qu’on appelle, dans le vocabulaire monétaire, la monnaie fiduciaire. Cette monnaie est émise par (ou sous le contrôle de) la Banque centrale européenne (BCE) qui a seule compétence pour décider de sa production et de sa destruction : on souligne que c’est la seule monnaie ayant cours légal dans la zone euro (Règlement du Conseil du 3 mai 1998) c'est-à-dire que, contrairement aux moyens de paiement évoqués plus haut, elle ne peut pas être refusée en paiement, sauf dispositions législatives contraires (par exemple au-delà d’un certain montant ou si les billets sont des faux, etc.).

Plusieurs signes dans la vie quotidienne peuvent cependant faire craindre aux consommateurs qu’il leur sera de moins en moins facile de payer en espèces : la suppression de DAB (distributeurs automatiques de billets) dans certaines petites villes, ce qui rend plus difficile l’accès aux espèces, la tendance de nombreuses entreprises à favoriser le commerce électronique et donc les paiements en ligne ou par flash d’un code (QR Code pour « Quick Response Code »), ou encore les diverses incitations à payer par carte à des caisses automatiques pour éviter les files d’attente. L’autorisation récente du cash-back (possibilité pour un consommateur de retirer des espèces auprès d’un commerçant) n’est pas, du fait de ses conditions très limitatives d’utilisation, de nature à atténuer cette crainte.

Va-t-on vers un monde sans cash ? De nombreux colloques, séminaires, articles, tous très savants, évoquent l’hypothèse et ses enjeux juridiques, politiques, sociaux, culturels. Voir par exemple, entre autres : La fin du cash, La revue de l’euro n° 54 numéro spécial, déc.2019.

La question pouvait jusqu’à présent paraître purement théorique, voire utopique. Or, elle a pris récemment une résonance particulière lorsque les plus hauts responsables de la politique monétaire de la zone euro (Christine Lagarde, Présidente de la BCE et François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France) ont annoncé que des réflexions étaient en cours sur la mise en place d’une « monnaie digitale de banque centrale ». Certaine presse a aussitôt titré « Vers un e-euro !», ce qui a pu laisser croire à bon nombre de citoyens que la disparition des billets et des pièces était imminente. Ce n’est pas le cas comme on va l’expliquer (le plus simplement possible dans ce domaine hautement technique).

D’abord le sens des mots :
1 – « Digital (e) » est un anglicisme fréquemment employé à la place du mot français « numérique » pour indiquer que le système  informatique concerné utilise une blockchain.
2 – « Monnaie de banque centrale » (on dit aussi « monnaie centrale ») : on désigne ainsi la monnaie émise par une banque centrale. Dans la zone euro, la monnaie de banque centrale est la monnaie émise par la BCE. Elle comprend actuellement deux composantes :
–  une composante matérielle : les billets et les pièces en euro,
– une composante numérique : les dépôts en euro que les banques commerciales (BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale, Deutsche Bank, UniCredit…) de la zone euro détiennent sur leur compte auprès de leur banque centrale nationale (Banque de France, Bundesbank, Banque d’Italie…) : ces dépôts sont appelés réserves. Les paiements entre les banques commerciales se font par inscriptions au débit ou au crédit de ces comptes, donc par écriture comptable, par l’intermédiaire d’un système de paiement de l’Eurosystème, dénommé Target 2 .
3 – « Monnaie digitale de banque centrale » : il s’agirait d’une troisième composante de la monnaie centrale, laquelle serait donc une composante digitale.  Elle pourrait venir en complément ou en remplacement des deux autres formes de monnaie centrale ; mais tout cela est un projet encore à l’étude.

Un projet encore à l’étude
L’émission par la BCE d’une monnaie digitale présenterait des avantages, notamment pour la rapidité des transactions entre banques et autres institutions financières et pour le renforcement de l’euro au niveau international, mais elle comporterait aussi des risques et bouleversements induits, par exemple sur la stabilité du système financier, le rôle des banques commerciales (qui sont aujourd’hui les intermédiaires de la distribution des billets et pièces), la protection des données à caractère personnel, le blanchiment de capitaux…
Ce ne sont que quelques exemples ; la réalisation d’un tel projet constitue un chantier très complexe, sans doute beaucoup plus il nous semble, que le passage à l’euro. On comprend que ceux qui en sont les responsables veuillent, au préalable, en avoir identifié et maîtrisé tous les aspects, et ils le disent.

– En effet, le 2 décembre 2019 lors de son (1er) dialogue monétaire avec la commission économique et monétaire du Parlement européen, Christine Lagarde, Présidente de la BCE, a évoqué la monnaie digitale de banque centrale (MDBC), assez brièvement, mais en indiquant nettement que cela méritait une analyse plus approfondie, en particulier au regard des risques encourus (voir La transcription de son intervention orale, spéc. p. 7).  Certes des études ont déjà été menées au sein de la BCE en ce domaine, mais l’arrivée de Christine Lagarde à la présidence de l’institution a, sans aucun doute, donné une nouvelle impulsion au projet.

– Deux jours après, le 4 décembre 2019, François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, a longuement abordé dans un discours précis et pédagogique, la création éventuelle d’une monnaie digitale de banque centrale. Il a d’emblée qualifié ce sujet « d’enjeu majeur pour le futur du système monétaire et financier international » et il a annoncé que la Banque de France allait lancer dès 2020 une expérimentation.  On souligne que ce n’est pas la Banque de France qui émettra une telle monnaie mais la BCE qui, comme on l’a déjà écrit plus haut, a seule compétence pour émettre des euros (et les détruire) : l’expérimentation dont il s’agit est une contribution (importante, il est vrai) aux réflexions et actions menées pour toute la zone euro par l’Eurosystème (c’est-à-dire la BCE et les 19 banques centrales nationales de la zone euro).

Pourquoi et comment émettre de la monnaie digitale de banque centrale ?
On trouvera les réponses à ces interrogations dans le discours (précité) du Gouverneur Villeroy de Galhau et dans le rapport d’un groupe de travail interne à la Banque de France, présidé par Christian Pfister "La monnaie digitale de banque centrale" daté du 8 janvier 2020. Ce document, très clairement rédigé, est extrêmement complet sur tous les aspects du projet y compris les aspects juridiques : on en recommande donc la lecture à quiconque veut aller plus loin sur le sujet.

Ce que nous souhaitons surtout souligner ici, c’est que les déclarations de Christine Lagarde et de François Villeroy de Galhau ont mis en lumière les intenses réflexions qui occupaient déjà depuis quelques temps, la plupart des banques centrales du monde et autres instances monétaires européennes et internationales (ainsi entre autres, pour la Banque des règlements internationaux le Rapport Klaus Löber, mars 2018 ; pour le G7 Rapport Benoit Coeuré, octobre 2019). On ne compte plus le nombre de rapports et de travaux réalisés ou en préparation dans le cercle des banquiers centraux.

Pourquoi maintenant tant d’effervescence sur le sujet ?
Sans aucun doute, en raison du succès médiatique de la technologie blockchain et notamment de son utilisation en matière de paiement
Explication.
Les réflexions sur la monnaie ont toujours existé, mais elles ont pris une nouvelle jeunesse avec l’apparition du bitcoin et autres monnaies privées reposant sur une blockchain et fonctionnant sans réelle garantie hors du cadre des banques centrales.

Précisons au passage que si elles sont souvent appelées monnaies virtuelles ou cryptomonnaies, elles ne sont pas des monnaies au sens économique et juridique du terme : voir par exemple, Rapport Landau de juillet 2018. Elles sont tout au plus des moyens de paiement et il est donc plus exact de parler de crypto-actifs ; il n’empêche que leur existence et un certain engouement auprès du public, ont fait naître quelques interrogations ou réflexions sur la nécessité ou pas de les réglementer. C’est ainsi, notamment, que le Conseil de l’Union européenne et la Commission ont publié le 5 décembre 2019 une déclaration commune à ce propos : voir le communiqué de presse (en anglais).

Les réflexions sont montées d’un cran avec l’apparition des crypto-actifs liés ou arrimés à une ou plusieurs devises (ou à d’autres actifs réels) et dont la valeur est donc stabilisée : on parle de stablecoins. En juin 2019, le projet du Groupe Facebook de lancer un tel crypto-actif sous le nom de Libra a suscité de fortes réactions des autorités politiques et monétaires partout dans le monde. Car ce qui était en jeu, c’était la souveraineté monétaire des Etats et/ou des banques centrales. Il fallait réagir : selon les propos du Gouverneur François Villeroy de Galhau, qui est aussi membre du conseil des gouverneurs de la BCE, « la mise en place d’une monnaie digitale de banque centrale nous permettrait de disposer d’un puissant levier d’affirmation de notre souveraineté face aux initiatives privées du type Libra». D’autres banques centrales ou Etats ont le même projet de lancer leur MDBC (pour la Suède et la Chine, voir Rapport Ch.Pfister (préc.) spéc. p.15, 16 et 29) ou y réfléchissent (Suisse, voir le papier d’O.Depierre  publié le 27 décembre 2019 par le Centre de droit bancaire et financier, Université de Genève). Au cas particulier, la Banque centrale de Suède serait même pionnière en testant actuellement, de manière officielle, « l’e-couronne ».

Une monnaie digitale de banque centrale, mais pour qui ?
Dans tous les projets, une distinction est faite entre deux types de monnaie digitale de banque centrale (MDBC) :

– celle qui concernerait les transactions entre banques et autres institutions financières, et donc les opérations dites de gros (MDBCG). Ces opérations se feraient, dèslors, via un système utilisant une blockchain ;

– celle qui concernerait les transactions entre particuliers, et donc les opérations dites de détail (MDBCD). Elle pourrait être véritablement digitale (avec usage d'une blockchain) ou simplement numérique.

Il est probable que si l’émission d’une monnaie digitale de banque centrale était décidée par la BCE, ce serait d’abord pour les opérations de gros. Les banques et autres institutions financières en expriment la demande. Dans ce cas, les billets et pièces ne disparaîtraient pas et nous pourrions donc continuer à payer en espèces comme nous le faisons aujourd’hui.

Si une telle émission était décidée également pour les opérations de détail, ce qui semble peu probable à court terme, ce serait en complément de l’émission des billets et pièces ; il y aurait donc toujours du cash à côté du e-cash au choix des utilisateurs.
Cela est régulièrement précisé par nos autorités monétaires qui ont, évidemment, conscience que le maintien en parallèle des billets et pièces sera nécessaire non seulement pour rassurer nombre de citoyens utilisant encore le cash (et pas seulement pour frauder le fisc !), mais aussi pour faire face à toute situation en cas de panne momentanée des systèmes informatiques.

Ainsi donc, en toutes hypothèses, l’avènement de la monnaie digitale de banque centrale dans la zone euro ne signifiera pas la fin du cash. Dans sa version « e-cash », l’euro sera certainement très tendance mais il aura les mêmes atouts (sécurité et garantie de la BCE) que sa version glamour ! On ne peut souhaiter mieux.

                                                                                       Blanche Sousi et son équipe

Union européenne : le Royaume-Uni est parti mais il a laissé ses empreintes

Union européenne :  le Royaume-Uni est parti mais il a laissé ses empreintes.

« Nous retrouvons notre indépendance », « Enfin, nous sommes sortis », « Nous voilà libres » ! Non, ces cris de joie ne sont pas lancés par des otages ou des prisonniers au moment de leur libération, mais par des citoyens anglais en liesse à la date et à l’heure précises  où la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne prenait juridiquement effet, c'est-à-dire le 31 janvier 2020 à minuit (23 h à Londres) : voir Banque-Notes Express du 31 octobre 2019.
Pour tous ceux qui savent combien le Royaume-Uni (RU) a marqué de son empreinte sa présence dans l’Union européenne, ces explosions d’allégresse en disent long sur le malentendu entretenu depuis longtemps par de nombreux (ir)responsables politiques britanniques qui n’ont pas hésité à faire de l’Europe le bouc-émissaire des difficultés purement internes à leur pays.

Car, loin d’avoir subi « les technocrates de Bruxelles », le RU a souvent obtenu des dérogations ou refusé de participer à certaines avancées de la construction européenne (Union monétaire, Union bancaire, Espace Schengen…) quand telle ou telle réforme ne lui convenait pas.
A l’inverse, compte tenu de sa conception traditionnelle d’un marché ouvert, il a su imposer son point de vue pour réaliser le marché intérieur (on dit aussi marché commun ou marché unique) y compris, bien sûr, pour les services financiers et cela dès son adhésion, le 1er janvier 1973, à la Communauté économique européenne (devenue Union européenne).

A cet égard, deux illustrations dans le secteur bancaire sont spectaculaires : il nous plaît de les évoquer ici à l’heure du Brexit. Il s’agit de deux directives concernant les établissements de crédit et qui, en 1973, étaient en préparation et faisaient donc l’objet de négociations entre les 6 Etats membres de l’époque. L’arrivée du RU à la table des négociations changea totalement la donne. Qu’on en juge.
Le premier texte visait à permettre à tous les établissements de crédit ressortissants d’un Etat membre de s’établir ou d’exercer leur activité en libre prestation de services dans tout autre Etat membre aux mêmes conditions et avec les mêmes droits que les nationaux de l’Etat d’accueil. En 1965, la Commission européenne avait présenté au Conseil un projet conforme aux principes de libre circulation prévus par le Traité de Rome, mais les Etats n’étaient pas prêts à accepter une telle révolution de leur paysage bancaire : les négociations n’en finissaient pas. Lorsqu’en 1973 le représentant du RU, pays adepte de l’ouverture des marchés, s’installa à la table du Conseil (avec les deux autres nouveaux membres, le Danemark et l’Irlande), il fit débloquer les négociations. La directive fut adoptée le 26 juin 1973. Le RU marquait ainsi de son empreinte le premier texte européen concernant le marché bancaire unique.
Le second texte visait à coordonner les législations nationales relatives à l’accès à l’activité bancaire et son exercice. Après des travaux préparatoires commencés en 1966, la Commission fut en mesure, en 1972, de présenter au Conseil une proposition de directive qui était une véritable loi bancaire européenne (largement inspirée par la réglementation allemande) : les négociations s’annonçaient difficiles, car le texte heurtait déjà certains Etats membres. Il allait heurter plus encore le Royaume Uni alors peu enclin à un contrôle des activités bancaires, contraire à l’esprit qui régnait dans la City de Londres.
Lorsque le représentant du RU s’installa à la table du Conseil, il émit un véto formel. Or l’unanimité était encore la règle pour l’adoption de telles directives. La Commission retira donc sa proposition et en présenta une autre beaucoup moins audacieuse. Et c’est ainsi que la directive dite « 1ère directive de coordination bancaire » fut adoptée le 12 décembre 1977 : une fois encore, le Royaume-Uni avait imposé son point de vue.
Il resta par la suite toujours très vigilant et attaché au marché intérieur qu’il a largement façonné.

Qu’adviendra-t-il désormais ? What next comme titrait la presse britannique au lendemain de la sortie officielle du RU de l’UE.

Une période de transition s’est ouverte le 1er février et jusqu’au 31 décembre 2020 (sauf prolongation de 1 ou 2 ans par décision conjointe de l’UE et du RU avant le 1er juillet 2020) et au cours de laquelle, il convient de le souligner, le RU reste tenu par les textes européens mais sans participer à leur adoption. On trouvera toutes les modalités et dispositions applicables au cours de cette période dans l'Accord sur le retrait du RU de l'UE tel que définitivement signé par les deux parties et publié au Journal officiel de l’UE le 31 janvier 2020.

Cette période doit surtout permettre de fixer le contenu du futur partenariat UE-RU, ce qui signifie que des accords doivent être négociés dans tous les domaines.
Le RU tentera sans doute d’obtenir le maintien de son accès au marché unique. Sur ce point, les présidents des trois institutions européennes sont très fermes comme ils l’ont clairement exprimé dans  une lettre ouverte  du 31 janvier 2020 : « La libre circulation des capitaux, des marchandises et des services est indissociable de la libre circulation des personnes. A défaut de conditions équitables dans les domaines de l’environnement, du travail, de la fiscalité et des aides d’Etat, il ne saurait y avoir de large accès au marché unique. On ne peut pas conserver les avantages attachés au statut de membre lorsque l’on n’a plus cette qualité ».

Une nouvelle session de négociations commence donc dès maintenant, toujours sous la houlette de Michel Barnier, le remarquable négociateur en chef au nom de l’UE.
Puisse cette session être moins riche en rebondissements que celle qui vient de s’achever : pour ceux qui en avaient raté quelques épisodes, voir   la chronologie des événements depuis le référendum de 2016,  établie par Jean-Pierre Moussy.
En toute hypothèse, la construction de ce partenariat méritera d’être suivi.  Nous le suivrons, mais en gardant sans doute longtemps deux images de la sortie du RU de l’UE :
– celle de la forte émotion au Parlement européen, le 29 janvier 2020, lorsqu’après le vote officiel ratifiant l’accord sur le retrait, des députés ont entonné en larmes le chant écossais « Auld Lang Syne » (« Ce n’est qu’un au revoir ») ;
– celle de l’explosion de joie devant le Parlement britannique au soir du 31 janvier (véritable Independance Day à l’anglaise !).

 

                                          Blanche Sousi et son équipe